A bord de la Marie-Joseph Léon Morice

Un écrit de Léon Morice à ajouter aux rubriques sur le thème de « La Mer » (tome 1) D’autres textes suivront.

A bord de la Marie-Joseph

Par Léon Morice

Ma mère ne s’était pas trompée dans ses prévisions. Quelques jours après que j’eus quitté le  Face de Fer, le patron de la Marie-Joseph me demandait d’embarquer comme second mousse pour terminer la saison du chalut. Mais il avait été bien convenu que je ne resterais pas à bord pour la pêche au thon. Le mousse en pied, J.C. garderait évidemment sa place. C’était mon premier « extra ».

Trois bateaux de l’Ile aux Moines partirent ensemble pour les lieux de pêche des « Grands Cardinaux », la  Marie-Joseph, le  Commandant Marchand, et le Hugo.

Afin d’éviter une escale au Croisic où nous aurions dû nous rendre pour faire notre glace, les trois patrons avaient convenu que chaque jour un bateau du groupe se détacherait  pour emporter la pêche de tous, soit au Croisic, soit à Belle-île.

Le premier jour de mer ne nous fut pas favorable. Une toute petite brises ne nous permettait pas de traîner le chalut avec efficacité. Cependant la Marie-Joseph mit en drague; mais en raison de la très faible fraîcheur, nous n’avancions guère. Le Commandant Marchand, pour nous aider, nous passa une remorque. Peine perdue ; il tomba aussitôt par notre travers et fut, bien entendu, déventé. Le Hugo vint à la rescousse et une remorque fut frappée sur le Commandant Marchand. Cette   dernière tentative ne fut pas plus heureuse. Les bateaux tombaient sous le vent, les uns les autres se masquaient, ce qui rendait leur concours à peu près inefficace et notre première pêche fut très maigre.

Je fus très heureux pendant le court séjour que je fis sur la Marie-Joseph.

Le patron était un excellent homme, comme l’était son frère qui commandait le Hugo, comme le furent leurs jeunes frères quand, l’âge venu, ils commandèrent à leur tour de magnifiques thoniers. Tous ces patrons étaient très bons pour leurs petits mousses et je me plais, ici, à leur rendre un hommage mérité.

Mon camarade J.C., l’autre mousse, était aussi très gentil pour moi, faisant à peu près toute la besogne quand j’étais aux prises avec le mal de mer. Mais, par contre, dès que j’étais guéri, je le déchargeais de tout ce qui était en mon pouvoir pour alléger sa tâche.

La nourriture était évidemment la même qu’à bord du Face de Fer. Toutefois, pour le petit déjeuner, nous avions des cotriades de poissons frits agrémentées d’un bon café que nous appelions, bien entendu, le « bite », selon l’expression de l’Ile aux Moines. Bien sûr, pour sécher notre poisson, nous n’avions ni torchon ni farine ; aussi, pour éviter qu’il ne s’attache au fond de la poêle, nous l’exposions à l’air. Parfois, un matelot que nous avions, avec notre espièglerie, surnommé « Pierrot la lune», nous disait :

_ « il est bien bon votre poisson, mais il a un léger goût de soleil »

Nous nous esclaffions :

_ « quel veinard, ce Pierrot le lune, il a goûté le soleil ! »

Le menu du midi était immuable : soupe aux poissons et cotriade. La soupe était servie après la cotriade que nous voulions manger chaude. La soupe pouvait attendre sur le fourneau. Le poisson était versé dans un énorme panier que nous appelions une « balle », et, tous réunis autour de ce plat d’un genre spécial, nous y piochions à qui mieux mieux..

Quelques semaines après mon embarquement, nous rejoignîmes l’Ile aux Moines où une dizaine de bateaux déjà nous avaient précédés, afin d’armer pour la pêche au thon. Mon « extra » terminé, je me trouvais sans place. Tous les bateaux étaient pourvus de leur mousse. J’étais désolé et mes parents l’étaient peut-être davantage.

Mais, à quelques jours de là, j’appris qu’un vieux marin allait prendre le commandement d’un beau bateau du Croisic que je connaissais bien et qui se nommait L.N.C. Mais les marins-pêcheurs lui avaient donné un autre nom, d’ailleurs pleinement justifié, c’était un excellent marcheur et quand il se trouvait en compagnie d’autres bateaux, il leur faisait voir irrévérencieusement son tableau. La simple pudeur ne me permet pas de traduire en clair le nom dont on l’avait affublé. A la suite de ces précisions, je laisse au lecteur le soin de faire un petit effort.

Départ pour le Croisic

Par une magnifique matinée des premiers jours de juin, le patron J.B., le jeune matelot U.C. et moi-même, prîmes le passage sur un thonier appelé Le Planteur,  afin de nous rendre au Croisic où nous attendait L.M.C.

Le patron du Planteur, en dépit de l’avis de ses collègues, avait cru bien faire en partant une quinzaine de jours avant les autres bateaux. Mal lui en prit, ne trouvant presque pas de poissons, il dut rejoindre Les Sables d’Olonnes, à bout de vivres et avec une pêche insignifiante.

La traversée Ile aux Moines-Le Croisic fut favorisée par un temps splendide et une jolie brise de vents portants. Nous pêchâmes maquereaux et aiguillettes avec lesquels nous fîmes une excellente soupe. Je fus chargé de ce soin. Le petit mousse du Planteur, qui commençait sa misère, était malade, très malade, bien que la mer fût calme et la brise légère. Quant à moi, cette fois, j’étais très vaillant.

En arrivant sur la rade du Croisic, il fallut mouiller en attendant que la marée fût assez haute pour entrer au port. Mais, bien entendu, les marins débarquèrent, à l’aide de l’annexe, pour aller prendre un verre. On invita les deux petits mousses à cueillir, sur la digue, des bernicles qui pouvaient constituer notre repas du soir.

Nous nous mîmes à l’œuvre ; mais tout à coup, mon jeune camarade fut pris de gros sanglots.

_ Qu’as-tu, Joseph ? lui dis-je.

Il me répondit en bégayant :

_ Pourquoi est-il parti si tôt ? Il ne pouvait pas attendre les autres ?

Il faisait allusion à la décision prise par son patron de partir prématurément.

J’avais pour lui une profonde pitié et j’essayais de le consoler par des paroles affectueuses. Je me souvenais, hélas ! que l’année précédente, j’avais été, moi aussi, aux prises avec le même désespoir. Pauvres petits garçons que d’impérieuses nécessités obligeaient à se séparer de leur famille…

Ils étaient pauvres, très pauvres, chez mon petit camarade. Son père, quelques années plus tôt, s’était noyé dans un naufrage sur les côtes d’Espagne. De l’équipage composé de six hommes, un seul marin fut sauvé, recueilli à moitié mort sur le rivage.

Aux temps héroïques de la navigation à voile, pas une année ne se passait sans qu’il y eût des victimes  dans notre petite île. Ce naufrage en fit trois : le capitaine, le père de mon camarade et le petit mousse. Pauvre petit garçon, il était à peine âgé d’une douzaine d’années. La mère de mon jeune camarade était restée veuve avec cinq enfants à charge, dont il était l’aîné. Pour subvenir aux besoins de cette nombreuse famille, elle ne pouvait compter que sur la pension de la vieille grand-mère, veuve de matelot, et dont le montant était de cinquante deux francs par trimestre. Mais en dépit de cette extrême pauvreté, mon petit ami se trouvait heureux au milieu de l’atmosphère familiale et la séparation lui fut extrêmement pénible. C’est en vain que j’essayais, par des paroles affectueuses, de lui rendre un peu de courage.

« Toi, me disait-il, tu vas retourner à l’Ile aux Moines pour une quinzaine de jours encore, tu as de la chance ».

J’avais de la chance en effet, et j’aurais été très heureux si le désespoir de mon jeune compagnon n’avait mis en mon cœur une profonde tristesse.

Le lendemain, le Planteur prit le large, emportant le petit mousse vers son destin.

A bord de l’ L.M.C.

Nous nous occupâmes immédiatement du gréement de l’L.M.C. Mais à moi, le mousse, une charge supplémentaire incombait : la cuisine pour l’équipage. Il fallait aussi procéder à l’inventaire des ustensiles, en vérifier l’état. Mon prédécesseur, qui devait être un garçon malpropre et négligent, avait laissé la batterie de cuisine dans un état de saleté inouïe : la marmite de fonte avait été abandonnée avec, dans le fond, un reste de poisson où les asticots grouillaient par milliers. J’eus beaucoup de mal à lui rendre une propreté que je voulais impeccable.

Deux ou trois jours après, le bateau était gréé, nous étions prêts pour le départ. Mais entre temps, mon patron m’avait « rêté» pour un jour à un bateau sardinier à qui il manquait un mousse. Ce fut pour moi une agréable partie. Au retour, j’accompagnai l’équipage au café où nous mangeâmes une bonne côtriade de sardines, arrosée de vin de Vallet. Je n’eus droit, moi, le mousse, qu’à un seul verre de ce vin délicieux. Mais les trois hommes de l’équipage avaient chacun leur litre qu’ils sirotaient au goulot. Après chaque rasade, la bouteille n’était pas déposée sur la table, mais sur le plancher, aux pieds de chaque convive.

Le retour à l’Ile aux Moines fut sans histoire. Nous avions pris au Croisic, comme passager, le frère de notre jeune matelot, T.L. qui nous aida à la manœuvre. Son concours fut hautement apprécié. L’équipage d’un thonier de cette importance devait comporter cinq marins au minimum et nous n’étions que trois. Notre armement fut poussé avec ardeur et nous eûmes tôt fait de rattraper notre retard sur les autres bateaux.

Nouveau départ pour le Croisic.

Nous partîmes le 20 juin, non directement pour les lieux de pêche, mais pour le Croisic, afin d’y prendre notre « exportation». On appelait ainsi les marchandises que l’on embarquait en exemption des droits de douanes, tels que le tabac, le sel, l’eau de vie. Un baril d’une trentaine de litres de « tafia » avait été pris, qui ne fit pas long feu !

Le jeune matelot, U.L. et moi déclarâmes tout de go que nous ne toucherions pas à ce tord-boyau.

_ Pas à la part, dit le matelot José, mais vous trinquerez quand même.

Et effectivement, nous payâmes intégralement notre part. On ne fit aucune discrimination, le prix du tafia fut englobé dans le montant total des vivres.

Toute l’escadre de l’Ile aux Moines, composée d’une dizaine de bateaux placés sous la haute autorité du fameux patron de pêche Joseph Aubert, nous avait précédés au Croisic. La veille de notre propre départ, cette escadre mit à la voile. Le spectacle ne manquait pas de grandeur. Tous ces bateaux étaient amarrés à la Jonchère, prêts à rompre le dernier lien qui les rattachait encore à la terre.

On entendait du quai où nous nous trouvions, les dernières recommandations du « chef de bande » (c’était là le titre de « l’amiral ») qui se transmettaient de bateau en bateau, de bouche en bouche. Je comprenais très bien les ordres ultimes de Joseph Aubert : « Pour tous les bateaux, cap au ouest-suroît ». Ce qui les conduirait sur les côtes d’Espagne où la pêche devait commencer. Tous les jours, si celle-ci était suffisamment fructueuse, un bateau se détacherait pour porter à terre la pêche du groupe.

Chaque bateau devait alors accoster le porteur. Il s’agissait là d’une manœuvre habile et extrêmement délicate. Un tangon de chaque bateau devait être hissé le long du mât, du côté de l’accostage. Le flanc des navires avait été préalablement protégé par des défenses, des ballons, des fascines d’osier. La manœuvre se faisait vent arrière et à toile réduite. Si le temps était gros ou s’il y avait simplement une très forte brise, l’opération devait être différée afin d’éviter des avaries possibles. Par temps absolument calme, le transbordement était effectué à l’aide des annexes.

Aucun port n’était désigné au patron du bateau chargé de transporter la pêche de la flottille, il avait son libre arbitre, la direction du vent devait seule guider son choix.

Les ports les plus fréquentés à cette époque, étaient Les Sables d’Olonne, La Rochelle, Belle-Ile. Concarneau était peu connu des thoniers. Mais, exceptionnellement, ils rejoignaient aussi l’Ile d’Yeu, Le Croisic, La Turbale, Noirmoutier, et même, par des vents d’est-nordet, le petit port de Socoa près de St Jean de Luz.

Comme il fallait prévoir qu’à la mi-saison, la bande serait évidemment dispersée aux quatre coins du Golfe, la date du 15 août était fixée pour un nouveau rassemblement à Belle-Ile. L’escadre, ainsi reconstituée, partait pour une nouvelle campagne qui s’achèverait à la Saint Michel, fête de l’Ile aux Moines, c’est-à-dire fin septembre.

 

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